Ayant participé en tant que formateur à un atelier sur la critique d'art à Ouagadougou en février 2005, Stéphane Eliard en dresse un compte-rendu impliqué.
"S'il est au monde rien de plus fâcheux que d'être quelqu'un dont on parle, c'est assurément d'être quelqu'un dont on ne parle pas".
Oscar Wilde
La situation, le constat et la mis en œuvre du projet.
En mai 2005 le Centre Georges Pompidou accueille Africa Remix, l'une des plus importantes expositions jamais consacrées à l'art contemporain africain en Europe. C'est une aubaine pour tous les amateurs de l'art d'un continent encore trop peu représenté sur la scène internationale, malgré l'évolution considérable de ces quinze dernières années. Cette exposition à été déjà été montrée à Düsseldorf et à Londres et elle part à Tokyo après son passage à Paris. Tout cela est excellent pour les Européens et les Japonais mais il serait souhaitable qu'elle puisse également circuler sur le continent africain. Il semble à l'heure où nous écrivons qu'une escale au Mali ainsi qu'une autre en Afrique du Sud, soient à l'étude. Quels que soient les jugements déjà exprimés ici ou là sur cette exposition, on ne peut que se réjouir de cette volonté de faire profiter le continent africain d'un panorama aussi complet d'un art qui y trouve son origine ou son prétexte. Nombreux sont en effet les pays africains qui souffrent d'un enclavement culturel tel qu'il y est difficile de se faire une représentation juste de ce qu'est l'art contemporain africain, en dehors des productions locales. C'est notamment le cas du Burkina Faso.
Ce pays est le théâtre, depuis une dizaine d'années, de l'émergence d'une production contemporaine dont le dynamisme et la vivacité, ne peuvent être remis en cause. Hormis quelques vieux maîtres, le devant de la scène locale est tenu par de jeunes artistes dont les âges varient entre vingt-cinq et quarante ans et une relève est déjà assurée par des artistes plus jeunes encore. Mais en l'absence de structures d'enseignement artistique, la grande majorité de ces artistes sont des autodidactes ou des personnes issues de l'artisanat. Certains disposent à ce titre d'une solide formation technique, mais celle-ci est très rarement enrichie d'apports théoriques. Par ailleurs, le milieu de l'art burkinabé étant très peu développé et la réflexion sur la création contemporaine quasi inexistante, de nombreux problèmes se posent qui hypothèquent lourdement les chances de développement de ce milieu de l'art et de son marché. Je n'aborderai pas ici les problèmes structurels d'un marché qui peine à s'élargir au-delà du cercle restreint des expatriés et de quelques touristes, préférant me consacrer à ceux que posent l'absence de réflexion théorique et critique. Car si les questions structurelles sont excessivement compliquées à résoudre dans ce pays sahélien ou les urgences et les priorités de toute nature relèguent souvent l'art au domaine du secondaire et du superflu, le champ réflexif et discursif de l'esthétique peut, en revanche, être stimulé plus aisément. C'est en partant de ce constat, et après une consultation des acteurs principaux du milieu de l'art, que les services du ministère de la Culture et du Tourisme burkinabé ont réfléchi à la possibilité de favoriser le développement de la critique d'art. Celle-ci, à mi-chemin entre la théorie et la pratique, entre la réflexion et la discussion, le jugement de valeur et la médiation, fait cruellement défaut au Burkina Faso. C'est l'un des premiers constats qui s'impose à l'observateur étranger.
Cette réflexion a abouti à la mise en place d'une formation à la critique d'art qui s'est déroulée durant les trois premières semaines de février 2005. Cette formation fut organisée par l'Université de Ouagadougou en partenariat avec le ministère de la Culture et du Tourisme burkinabé, la Coopération Française et l'Association française des Volontaires du Progrès. Elle s'adressait à des étudiants pour la plupart inscrits en maîtrise de la filière AGAC, Arts et Gestion des Administrations Culturelles, ainsi qu'à quelques journalistes de la presse écrite burkinabé. Elle comprenait trois volets : j'avais en charge le premier portant sur la définition et l'histoire de la critique d'art, le second, animé par le journaliste français Daniel Fra, portait sur les techniques journalistiques et le troisième consistait en un ensemble de travaux pratiques et de discussions auxquels participèrent le curateur néerlandais Mark Kremer, Chab Touré, professeur d'esthétique à l'Institut Nationale des Arts du Mali et propriétaire de la galerie Chab spécialisée dans la photographie à Bamako, le professeur Abdou Sylla de l'Université C. A. Diop de Dakar et le critique d'art du journal La libre Belgique, Roger-Pierre Turine. J'ai cherché à opérer, dans le premier volet, une contextualisation de la critique d'art au sein de la longue histoire de la pensée critique à travers une approche de quelques grands textes critiques ainsi que des analyses d'œuvres issues de l'histoire de l'art occidentales ou de la production contemporaine africaine. Daniel Fra, proposa une approche des grands principes de l'enquête journalistique ainsi qu'un panorama des principaux formats d'article. Les étudiants furent amenés à interviewer les artistes, à visiter leurs ateliers ainsi que divers lieux d'exposition afin de rédiger des articles dont certains furent publiés par des journaux locaux. Enfin, le troisième volet fut l'occasion d'un dialogue entre les étudiants et des intervenants étrangers. Grâce à ces acteurs de l'art aux parcours variés, véhiculant chacun une vision et des pratiques particulières, il fut possible de présenter aux étudiants à la fois des œuvres, des idées et des situations auxquelles ils n'étaient ni habitués, ni préparés.
Obstacles et résistances
La critique d'art est assez peu développée dans les pays sahéliens et les réactions des étudiants face à cette formation donnent un aperçu assez précis des raisons de ce sous-développement. La première remarque à ce sujet est que, bien qu'ils soient inscrits en maîtrise et donc sensibilisés aux questions culturelles depuis quelques années, ils se sont montrés dans l'ensemble assez peu informés du domaine des arts plastiques. Leurs affinités et leur parcours les orientant plutôt vers d'autres domaines tels que la musique, le cinéma ou le patrimoine. La création contemporaine burkinabé leur est largement inconnue quand bien même ils connaissent personnellement les artistes. Ceci est un assez bon indice de l'intérêt que la société burkinabé en général porte à la peinture, la sculpture ou le design actuels. Les étudiants n'ont pas fait preuve d'un manque d'intérêt dans le cadre de la formation, bien au contraire, mais il est manifeste qu'en amont, ils ne disposaient d'aucune expérience, ni même de sensibilisation à ces pratiques. Certains d'entre eux espéraient justement que la formation allait leur fournir les moyens d'aborder l'art et ses problématiques, ils attendaient une grille de décryptage des codes et des symboles, un système de lecture des formes et des compositions. Il est bien entendu que c'est, à l'inverse, une fréquentation assidue de l'art et un long travail de familiarisation qui mène à la critique. Ceci étant posé, les obstacles réels étaient d'une autre nature.
Le premier est d'ordre économique. Les étudiants ont tous exprimés leur crainte quant à la possibilité de vivre de cette pratique. En effet, les journalistes présents l'ont confirmé, la presse burkinabé n'accorde pas facilement de l'espace dans ses colonnes pour rendre compte des manifestations liées aux arts plastiques. Le lectorat est trop peu nombreux et les journalistes trop peu formés. Au mieux peut-on espérer l'annonce d'une exposition ou la liste des personnalités importantes présentes au vernissage. En terme de marché éditorial, le sujet n'est pas porteur, ce qui décourage les journalistes de s'investir dans ce domaine. Il fallut d'ailleurs bien reconnaître que rares sont les critiques, même en Europe, qui ne vivent que de leur plume. L'autre obstacle est d'ordre culturel et c'est sur ce terrain-là que les étudiants opposèrent la plus forte résistance. Leur vision de la critique d'art est essentiellement négative : le critique d'art est celui qui dit du mal de quelque chose ou de quelqu'un, et s'expose de ce fait aux possibles représailles de ce dernier.
Cette conception est la conséquence d'une méconnaissance de la critique qui fonde nécessairement ses jugements de valeur sur l'analyse de l'objet et l'examen de ses conditions de production. Cette vision négative résulte de l'ignorance du rôle de médiateur du critique. Mais elle découle surtout d'une crainte de l'expression directe, publiée et signée qui plus est, d'une opinion qui pourrait heurter l'artiste ou le public. Il est vrai que nombreux sont les artistes qui préfèrent qu'on ne parle pas d'eux plutôt que d'accepter le risque d'une mauvaise critique. Il faut également avoir à l'esprit que dans les sociétés à très forte solidarité directes, les gens sont liés entre eux par des relations très codifiées et très hiérarchisées. En l'absence de garanties sociales assurées par l'Etat, la structure collective tient par la capacité de chacun à garder sa propre place, l'émancipation individuelle se résumant souvent à la promotion à l'ancienneté. Qu'un jeune critique puisse émettre un jugement globalement négatif sur l'œuvre d'un vieux sculpteur, ou d'un artiste plus jeune mais ayant acquis, grâce à ses expositions, son enrichissement, ses voyages à l'étranger, un certain statut social est inconcevable. La critique en tant que produit de la philosophie des Lumières, fille de la philosophie rationaliste et cousine du projet d'émancipation individuel et collectif qui aboutit à la révolution française, est par essence un acide puissant. Elle agit comme un dissolvant sur les idées reçues, les ordres établis et toute forme de consensus. N'est-ce pas ce qui a fait d'elle un des plus puissants moteurs de la modernité ?
Chab Touré, lors d'une intervention devant les étudiants, rappelait que les cultures sahéliennes sont des cultures d'évitement du conflit reposant sur ce qu'il nommait " la courtoisie de complaisance ". Les cultures sahéliennes sont justement des cultures de recherche du consensus. Jean François Lyotard situait les actes de langage dans une logique agonistique, des actes de combat mais dans le sens du jeu, comme aux échecs. La critique est entièrement à penser comme jeu de langage qui possède ses règles sûrement, mais un jeu dont le but est avant tout agonistique. Comment penser une critique d'art ainsi définie dans le contexte de cultures d'évitement du conflit et de recherche du consensus ?
Bilan et perspectives
S'il est certain que, tant les formateurs que les organisateurs ou les intervenants étrangers, nous n'avons pu trouver de réponses à ces questions dans le délai de trois semaines dont nous disposions, nous pensons néanmoins pouvoir tirer un bilan positif de cette formation. Les étudiants ont été sensibilisés à des idées nouvelles pour eux, notamment concernant la définition de l'art. Mark Kremer a pu les surprendre en leur parlant des nouvelles stratégies et processus créatifs à l'œuvre chez les jeunes artistes européens. Pour beaucoup d'entre eux, ces processus étaient typiquement occidentaux et ne concernaient pas l'Afrique qui doit, pour ne pas perdre son identité culturelle, rester concentrée sur ses valeurs traditionnelles et ses techniques propres telles que la peinture – comme si la peinture sur toile n'était pas une invention européenne d'importation relativement récente en Afrique ! Abdou Sylla leur a permis de mieux comprendre comment l'art peut se définir en Afrique en les aidant à réfléchir à l'articulation entre les pratiques anciennes et traditionnelles et les pratiques contemporaines. Chab Touré a beaucoup et bien parlé de la photographie malienne et a su montrer ses grandes qualités devant un public burkinabé pour qui la photographie n'est pas encore – loin de là – considérée comme un art. Roger-Pierre Turine, a présenté le travail de l'artiste belge Marie-Jo Lafontaine à titre d'exemple représentatif de la création contemporaine dans son pays. En outre, il n'a cessé de renvoyer les étudiants à leur propre culture d'origine afin de les aider à établir un pont entre l'art d'ici et l'art d'ailleurs, d'art d'aujourd'hui et celui d'hier. Reprenant avec eux la désormais classique comparaison entre " L'homme qui marche " de Giacometti et les " marcheurs " du sculpteur sénégalais N'Dary Lô, il a sans doute stimulé leur réflexion sur ce qui nous rapproche à travers l'art. Tandis que de son coté Mark Kremer en parlant de son travail avec les jeunes artistes européens présentait des démarches très différentes de ce que l'on peut voir au Burkina.
Il est impossible d'évaluer la pertinence de ce type de formation à terme. Aucun parmi ces étudiants, peut-être, ne rédigera jamais un article critique sur un artiste ou une exposition. Peut-être se détourneront-ils des arts plastiques pour retourner à leurs intérêts premiers. Mais on peut espérer que pour ces futurs cadres culturels des institutions publiques ou du secteur privé, les idées auxquelles ils furent confrontés durant ces trois semaines pourront leur être utiles par la suite dans l'exercice de leur métier. Au moins devraient-elles faciliter le dialogue entre eux et les artistes à l'avenir. En revanche, il semble impératif de reproduire cette expérience car la pertinence et l'utilité de celle-ci ne dépend que de son inscription dans le long terme, seule garantie contre l'effet " coup d'épée dans l'eau ". Si d'autres étudiants ne sont pas formés à l'avenir, ou si ceux-ci ne peuvent profiter d'une formation approfondie, il est probable que le bénéfice de cette expérience s'évanouisse avec le temps. Le projet de départ, qui se définit comme un effort de structuration du milieu de l'art, ne peut espérer y parvenir que sur la base d'une seule session de formation.
En outre, on peut rêver d'une structure de réflexion plus durable sur les modalités de développement de la critique selon les schémas de langage préexistants localement. La parenté à plaisanterie, qui unit les communautés sur le mode de la taquinerie en permettant d'évacuer par l'humour les tensions anciennes ou récentes, peut être un schéma de parole et de communication à étudier en vue du développement d'une critique locale. Il serait également intéressant de rechercher dans les langues locales les termes et les concepts liés aux jugements portés sur les objets produits dans la situation traditionnelle. Il est bien évident qu'il ne s'agit pas de favoriser l'implantation au Burkina Faso d'un type de discours inadapté et non fonctionnel. Il importe de chercher à favoriser la réflexion, le jugement de valeur argumenté dont la finalité concrète est de contribuer à former les goûts du public, d'élargir celui-ci en jouant un rôle de médiation, de contribuer à mettre les artistes dans une situation de compétition fondée sur la qualité des œuvres au détriment d'une rivalité de personnes se partageant un milieu trop restreint et une clientèle trop limitée. Si les artistes sont ceux qui inventent les représentations que les sociétés se font d'elles-mêmes aujourd'hui et anticipent sur celles de demain, il est capital qu'un critique libre de ses mouvements et de ses jugements puisse porter ces modèles de représentation sur la place publique pour qu'ils alimentent ou suscitent le débat social et culturel. Seule la critique peut sortir l'art du petit ghetto des producteurs et des consommateurs pour l'obliger à faire le détour par la place publique. Elle a son mot à dire quant à ces images et ces représentations, elle a son rôle à jouer dans le processus d'auto-invention permanent de la société. Nous espérons que cette formation avec les étudiants de l'Université de Ouagadougou aura permis de faire avancer ces idées.
Stéphane Eliard
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samedi 17 janvier 2009
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